Plus de précisions sur l’éventuelle origine tsigane des mascarades

 

Les ressemblances entre toutes ces fêtes de régions distantes les unes des autres apparaissent aussi évidentes que troublantes. Une chose est sûre : les Tsiganes ont traversé ces territoires. Mais pourquoi, un peu partout, leurs personnages ont-ils intégré, dans des formes similaires et dans des rôles de premier plan, mascarades et autres tournées de quête ?

Parce que les habitants de ces contrées si diverses, nous expliquent les spécialistes, souhaitaient communiquer les sentiments mêlés d’admiration et de peur que les Tsiganes provoquaient chez eux. Et c’est pourquoi, de la Grèce à la Soule, de la Pologne à la Cantabrie en passant par la Wallonie, les Tsiganes auraient été incarnés identiquement : faiseurs de discours, montreurs d'ours, femmes accouchant sur la place du village...

Et si une autre explication était avancée ? Celle prenant pour hypothèse de départ que mascarades et tournées de quête telles qu'elles existent – ou ont existé – dans de nombreuses régions d'Europe, sont en fait des fêtes tsiganes à l’origine.

Dans cette éventualité, les Tsiganes auraient donc offert leurs spectacles, savamment mis en scène pour amuser et pour épater les populations locales les accueillant. Spectacles au cours desquels étaient représentés leurs propres rituels ou croyances, et soulignée leur supériorité de savoir-faire (dans certains métiers par exemple) sur les « Gadje » – les non Tsiganes – . Ainsi, le défilé bruyant serait-il censé éloigner les mauvais esprits ; la mort puis la résurrection de l’ours ou de l’un des personnages illustrer la vie éternelle ou les pouvoirs surnaturels des guérisseurs ; l’accouchement de l’une des Bohémiennes assistée par une sage-femme témoigner d’un épisode important du quotidien ou d'une profession réellement exercée ; la réparation du chaudron, l’aiguisage de l’épée ou le ferrage et la castration du cheval relever l’adresse, le talent ou l’expérience des Tsiganes dans leurs domaines de prédilection…

Autrement dit, mascarades et tournées de quête trouveraient leurs racines communes dans une représentation artistique de la vie, des us et coutumes, et des croyances des Tsiganes. D'où leurs fortes ressemblances d’un bout à l’autre de l’Europe. D’où aussi la présence, encore aujourd'hui, de musiciens tsiganes accompagnant certains cortèges comme en Roumanie ou en Grèce.

Les différences actuelles découleraient des évolutions apportées au cours des siècles par les populations locales qui, progressivement, se seraient appropriées ces manifestations populaires, développant ou au contraire abandonnant, au fil du temps, tel ou tel personnage, tel ou tel jeu…Tous les personnages, « beaux » ou « laids », seraient d’invention tsigane.

 

François Vaux de Foletier parle des Tsiganes voyageant en Europe et embauchés pour animer des fêtes. Ainsi à Corfou, au début du XIVème siècle, il existait le « Fief des Acingani » ou « Baronnie des Tsiganes ». Chaque année, le 1er mai, les Tsiganes se formaient en cortège, au son des tambours et des fifres, dressaient un mai fleuri devant la demeure seigneuriale, et chantaient une chanson en l’honneur du Baron, en échange de rafraîchissements. Au Pays Basque, des traces de leurs interventions existent dès 1559, quand la ville de Valmaseda en Biscaye rémunère des Gitans pour leurs danses ; en 1571 puis en 1598, quand elle les sollicite à nouveau à l’occasion des fêtes célébrant le jour de la Saint-Jean. En 1559, Lekeitio, autre bourgade biscayenne, rétribue une troupe tsigane pour ses parades et ses danses. Malheureusement, nous ne savons pas s’il existe des descriptions des danses que les Tsiganes présentaient à ces occasions.

Les Tsiganes ont toujours voué une grande admiration à l’animal-cheval. Pourquoi n’auraient-ils pas pu le représenter dans leurs fêtes sous la forme du cheval jupon? Du Rajasthan au Pays Basque, on le trouve dans des régions fréquentées par les Tsiganes.  Dans l’ancienne mascarade souletine, il était accompagné du personnage de  la Bohémienne qui lui donnait à manger.

Quant au Gatüzain, on explique généralement en Soule son étymologie en se référant à « Gatü » qui veut dire « chat ». Or le mot « Kat » veut dire ciseaux en langue romani. Ce drôle d’instrument paraît absent des musées ethnographiques d’Europe, sauf en tant qu’ instrument de carnaval. Pourtant, il s’avère particulièrement pratique pour attraper une volaille ou cueillir des fruits sur un arbre, activités souvent attribuées aux Bohémiens.

 

Soulignons ici qu'en Basse-Navarre, dans la région de Saint-Jean-Pied-de-Port où les jeunes Basques perpétuent la tradition des tournées de quête – « Santibate » –, le souvenir demeure de véritables Bohémiens effectuant leurs visites de maison en maison et chantant des vers en basque à l’attention de leurs hôtes. Jean Barbier  décrit ces tournées en 1895, quand les Bohémiens du quartier Antxitxarburu parcouraient les rues le premier de l'an puis à Carnaval, costumés, munis de leurs perches enrubannées. A la fin de la journée, une vingtaine de perches et un grand nombre de paniers étaient remplis de victuailles, aussitôt consommées avec allégresse, sans souci du lendemain.

 

Bien sûr, le sens du contenu d’une mascarade est radicalement différent selon l’angle d’approche : mascarade animée par les Bohémiens eux-mêmes qui se mettaient en scène et pratiquaient à certains moments l’autodérision pour distraire les spectateurs ; ou autochtones imitant la formule jusqu’à reprendre à l’identique tous les personnages … mais donnant dès lors à la mascarade un caractère xénophobe anti-Bohémien. D'autant plus qu'au fil des années, la différence s'est accentuée entre locaux « beaux » et étrangers « laids », donnant carrément à la fête une connotation raciste. En attestent les qualificatifs attribués par François Fourquet  , dans son étude sur la mascarade d’Ordiarp en 1982, aux groupes qui composent le cortège  : Les « Rouges » ou « beaux » sont les gens d'ici, le monde comme il faut, respectueux de la loi, civilisés, fins, bien habillés, nobles, vaillants au travail, modestes, sobres, loyaux ; tandis que les « Noirs » ou « laids » sont les étrangers, violeurs de la loi, transgresseurs d'interdits, immoraux, sans vergogne, sauvages, grossiers, fainéants, hâbleurs, vantards, buveurs, menteurs...

 

Difficile – impossible ? – de dater précisément à quelle époque ces festivités n'auraient plus été organisées par des Tsiganes pour l'être par des autochtones, … et ce d’autant que, dans beaucoup de régions, les premiers se sont progressivement mêlés aux seconds. 

 

Il semble aujourd’hui évident qu’un grand nombre de spécialistes de traditions populaires européens soit ignoraient la sédentarisation de Tsiganes sur les territoires objets de leurs recherches, soit, s’ils la connaissaient, n’ont jamais imaginé ce peuple capable de posséder une culture riche, inventive, et proche des éléments de la nature.